Nuances


Edito

Ecrit par Pascal Béria

« On croit que l’on maîtrise les mots, mais ce sont les mots qui nous maîtrisent » a écrit un jour le très érudit et désormais regretté linguiste Alain Rey. Il avait raison. Le mot a indéniablement une influence sur les époques qu’il traverse. Victor Hugo, dans ses Contemplations, le considérait même comme un être vivant, doté d’une âme et d’une volonté propre. Pas forcément de bon augure à l’annonce des mesures de « couvre-feu » que nous connaissons. Le terme n’est pas anodin. Il est même d’une violence rare quand on sait qu’il est généralement réservé aux états de siège ou d’occupation et aux mesures de lois martiales. Nous le pensions spécifique à une époque révolue. Nous en avons fait un nom commun. Ce n’est pas un cas isolé.

« Conseil de défense », « séparatisme », « fracturation de la société ». Sous prétexte de nous protéger, le lexique dans lequel nous baignons quotidiennement s’éloigne peu à peu des codes diplomatiques généralement admis. « Repli communautaire », « ensauvagement », « état d’urgence sanitaire ». On assiste résolument à un glissement du langage qui déborde le champ politique pour gagner celui de l’entreprise. Les notions d’« innovation de rupture » ou d’« entreprises à impact » se plaisent aussi à emprunter au lexique de la violence pour signifier une forme de radicalité bénéfique. On « disrupte », on « casse les codes » en toute impunité. Mais pas sans conséquence.

Un univers de langage nous conditionne, à la manière de la Novlangue du désormais incontournable George Orwell, trop souvent convoqué ces temps-ci. Signe des temps. En banalisant ce lexique sécuritaire, nous prenons le risque de nous accoutumer lentement à la rhétorique guerrière qui l’accompagne et d’en venir à excuser l’usage de la violence. Or, excuser, c’est déjà à moitié accepter que nous ne sommes plus en paix. La violence du langage a désormais conquis les plateaux télé, les réseaux sociaux, les débats politiques. C’est une fois de plus toute notion de nuance qui est battue en brèche. Et sans nuance, il ne peut y avoir de débat constructif.

« Il est beaucoup plus facile de s’indigner que de penser » déclarait il y a peu l’écrivaine Leïla Slimani. Nous adhérons forcément. Sans occulter les réalités, nous pensons que le dialogue et l’action demeurent les meilleures manières d’éviter l’enfermement. La nuance est une manière d’aborder la complexité du monde. Elle n’empêche en aucun cas d’avoir des convictions fortes. Pour cela, il faut écouter, débattre, expérimenter. Ce n’est pas toujours confortable, mais c’est la condition pour échapper à la spirale délétère et retrouver un peu de sérénité dans les débats.

Aux Napoleons, vous serez en tous les cas toujours les bienvenus.